Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 3

François Pierre Guillaume Guizot
ne pas reconna?tre qu'en résistant aux penchants populaires, en même temps qu'ils respectaient scrupuleusement les libertés publiques, le roi Louis-Philippe, ses conseillers et leurs amis faisaient acte de probité politique comme de prévoyance, bien loin d'obéir à de subalternes dispositions ou à de vulgaires intérêts.
J'étais, pour mon compte, profondément convaincu de la valeur générale comme de l'utilité immédiate de cette politique; et quoiqu'elle n'e?t pas toujours, dans ses divers organes, toute la dignité d'attitude ni toute l'harmonie que je lui aurais souhaitées, je la pratiquais avec une entière sympathie. Mais j'étais loin de me dissimuler ses difficultés et ses périls: pendant les sessions de 1841 et 1842, j'avais eu à lutter, dans la question d'égypte contre les souvenirs et les go?ts belliqueux du pays, dans celle du droit de visite contre les susceptibilités et les jalousies nationales; je voyais poindre d'autres questions qui ne seraient pas moins délicates, ni moins propres à susciter des émotions populaires auxquelles il faudrait résister. Nous touchions à la dissolution obligée et à l'élection générale de la Chambre des députés. Je me préoccupais vivement de cette épreuve, et tout en persistant sans hésitation dans notre politique, je sentais le besoin de m'assurer que nous n'abondions pas trop dans notre propre sens. J'avais, à cette époque, deux amis sincères sans être intimes, l'un, jurisconsulte et administrateur éminent par la rectitude et le calme de la raison, l'autre, philosophe et moraliste d'un esprit aussi élevé que fin, et d'un caractère indépendant jusqu'à la fierté ombrageuse; ils siégeaient, l'un dans la Chambre des pairs, l'autre dans la Chambre des députés; et tous deux près de succomber, le comte Siméon sous le poids de l'age et M. Jouffroy sous les atteintes de la maladie, ils étaient en dehors de l'arène et assistaient à ces luttes avec l'impartialité et la clairvoyance de l'entier désintéressement. J'allai plusieurs fois les voir et m'entretenir avec eux de notre situation: tous deux, avec des impressions très-différentes, nous approuvaient pleinement: ?Vous aurez de la peine à réussir, me dit le comte Siméon; la raison ne réussit pas toujours, bien s'en faut; mais la déraison finit toujours par échouer; la politique du juste-milieu est difficile; celle de vos adversaires deviendrait promptement impossible; durez et continuez, votre cause est bonne; j'espère que votre chance le sera aussi.? Je trouvai M. Jouffroy dans une disposition morale dont je fus ému: ?Je ressens, écrivait-il lui-même le 20 décembre 1841, tous les bons effets de la solitude; en se retirant de son coeur dans son ame et de son esprit dans son intelligence, on se rapproche de la source de toute paix et de toute vérité qui est au centre, et bient?t les agitations de la surface ne semblent plus qu'un vain bruit et une folle écume... La maladie est certainement une grace que Dieu nous fait, une sorte de retraite spirituelle qu'il nous ménage pour nous reconna?tre, nous retrouver, et rendre à nos yeux la véritable vue des choses.? Son opinion avait, après nos derniers débats, beaucoup de valeur; il avait été, en 1839, à la Chambre des députés, rapporteur de la question d'égypte et favorable à la politique égyptienne: ?Nous nous sommes trompés, me dit-il; nous n'avons pas bien connu les faits ni bien apprécié les forces; nous avons fait trop de bruit; c'est triste; mais, la lumière venue, il n'y avait pas à hésiter. Vous avez fait acte de courage et de bon sens en arrêtant le pays dans une mauvaise voie. Que le gouvernement libre dure en France et la paix en Europe, c'est là, d'ici à bien des années, tout ce qu'il nous faut. Votre politique a tous mes voeux; je regrette de ne pouvoir vous donner que le suffrage d'un mourant.?
Ils étaient morts l'un et l'autre quand la session de 1842 arriva à son terme; mais leur adhésion me confirma dans une confiance à laquelle, même dans mes sollicitudes d'avenir, j'étais d'ailleurs disposé.
Les élections eurent lieu du 9 au 11 juillet 1842, dans la plus entière liberté de la presse, des réunions électorales, des comités, de tous les moyens publics d'influence. Les attaques contre le gouvernement s'y déployèrent avec leurs emportements accoutumés; le cabinet, disait-on, ?n'avait pris le pouvoir que pour servir les intérêts de l'étranger;--il cherchait des complices qui voulussent l'aider à consommer la ruine et l'avilissement de la France;--il n'exer?ait qu'un despotisme sans gloire, appuyé d'une aristocratie d'argent, la plus mesquine et la plus ignoble.? Quelques désordres matériels se joignirent aux injures; insignifiants en eux-mêmes, mais où s'entr'ouvrirent des perspectives qui dépassaient infiniment les réformes parlementaire et électorale. Au cimetière du Montparnasse, sur la tombe d'un médecin républicain, un orateur déclama si violemment contre l'infame propriété, que le National se crut obligé de déclarer qu'il n'avait ni mission ni envie de défendre un tel discours; mais, tout en prenant cette précaution, il
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